CERVEAU : Cannabis : l’antidouleur du futur ?

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On y est : le vendredi 9 octobre 2020, le ministère de la Santé a enfin publié le décret autorisant l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques, strictement contrôlées et limitées. Après une trentaine de pays dans le monde, dont les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne, la France va permettre à des milliers de patients souffrant de maladies graves de tester le cannabis ; l’expérimentation débutera en 2021 auprès de 3 000 personnes présentant des douleurs insoutenables non atténuées par les traitements classiques. C’est le cas notamment dans certaines formes d’épilepsie, dans les douleurs chroniques dites « neuropathiques », dans les cancers et les effets secondaires des chimiothérapies, et chez les sujets séropositifs ou atteints de sclérose en plaques.

Mais on ne pourra toujours pas fumer du cannabis… Les médicaments – importés, car cultiver et commercialiser du cannabis restent interdit en France – se présenteront sous forme d’huiles, de gélules et de fleurs séchées, contenant des doses contrôlées de THC, ou tétrahydrocannabinol, la principale substance active du cannabis. Mais que sait-on vraiment des effets du cannabis sur notre organisme et notre cerveau ?

421 molécules dans le cannabis
Le cannabis tel qu’on le connaît aujourd’hui, celui que l’on fume, est un mélange de feuilles séchées et de cœurs de fleurs de la plante Cannabis sativa, c’est-à-dire une association complexe de multiples molécules biologiquement actives. En effet, sa composition varie autant que celle de n’importe quelle plante en fonction de l’environnement (dont le milieu de culture auquel la plante s’adapte très facilement) et de la souche génétique. On peut ainsi extraire du cannabis jusqu’à 421 composés chimiques, dont 61 sont des cannabinoïdes à proprement parler (pour le chimiste, ce sont des terpènes à 21 atomes de carbone, ainsi que leurs acides carboxyliques et analogues qui n’existent dans aucune autre plante).

Le fait de fumer du cannabis, depuis des millénaires, pour le plaisir à des fins récréatives ou, plus récemment, à des fins thérapeutiques, notamment pour le traitement des douleurs, c’est donc inhaler une grande quantité de molécules dont certaines ont une activité pharmacologique sur les cellules et les neurones de notre corps. Avec bien entendu des effets soit néfastes, soit bénéfiques. Voilà pourquoi les médicaments aujourd’hui autorisés contiennent des molécules spécifiques du cannabis, à des concentrations bien définies. Quelles sont ces substances ?

L’intérêt thérapeutique du cannabis provient en grande partie des propriétés, sur le système nerveux central (à savoir le cerveau et la moelle épinière), de sa principale molécule psychoactive, le THC. Mais d’autres molécules, notamment le cannabidiol (ou CBD) et le cannabinol (CBN), sont aussi présentes dans la plante, en plus ou moins grandes quantités selon les souches génétiques, et le sont également dans les médicaments : car non seulement ces substances ont des effets propres sur l’organisme, mais elles peuvent aussi modifier les propriétés du THC.

THC, CBD ou CBN ?
Dès 1965, l’équipe de Raphael Mechoulam, à l’université hébraïque de Jérusalem, a isolé le THC à l’état pur, de sorte que l’on a ensuite pu déterminer sa structure, puis ses propriétés pharmacologiques et donc ses effets sur l’organisme. Ainsi, le THC est un psychotrope (à savoir une molécule qui modifie le fonctionnement psychique), un antalgique (ou antidouleur) et un antispasmodique, qui stimule l’appétit, empêche les vomissements et module nos états émotionnels. À fortes doses, il détériore également la mémoire et perturbe les mouvements. Mais ce sont bien ses effets psychotropes et antidouleurs qui intéressent aujourd’hui les médecins et les patients. Quant au CBD, qui n’est pas psychoactif, c’est un anticonvulsivant et un sédatif ; et l’on en sait encore peu sur le CBN, qui serait toutefois 10 fois moins psychoactif que le THC.

Pour être utiles en médecine, les traitements doivent donc contenir du THC, le cannabinoïde le plus puissant. Comment agit-il ? Au début des années 1990, les scientifiques ont réussi à identifier dans le cerveau une molécule, produite naturellement par notre organisme, sur laquelle se fixe le THC. C’est ce qu’on appelle un récepteur ; il sera nommé récepteur cannabinoïde (CB). Tous les effets du THC sur l’organisme sont dus à sa fixation sur ce récepteur ! En fait, pour les cannabinoïdes, on sait maintenant qu’il existe deux récepteurs endogènes, qui diffèrent légèrement dans leur structure, l’un étant principalement présent dans le cerveau – le CB1 –, l’autre dans le système immunitaire – le CB2.

À la même période, on a mis en évidence le premier système de contrôle physiologique de la douleur dans le système nerveux central : le système opioïde (également impliqué dans les addictions aux opiacés), où agissent notamment la morphine et les enképhalines. Avec la découverte des récepteurs cannabinoïdes, on révélait ainsi l’existence d’un second système antidouleur propre à notre organisme : le système endocannabinoïde. Et comme nous allons le voir, ces deux systèmes sont couplés, ce qui explique en partie les effets antalgiques du THC.
Les récepteurs cannabinoïdes

Les deux récepteurs cannabinoïdes, le CB1 et le CB2, font partie de la grande famille des récepteurs couplés à une protéine G (RCPG), de grosses molécules insérées dans la membrane des cellules et dont la structure en lacets réalise sept va-et-vient à travers cette membrane, sinuant entre l’intérieur et l’extérieur des cellules. La fixation d’une molécule de cannabinoïde, par exemple le THC, sur son récepteur, comme une clé dans une serrure, déclenche alors une cascade de réactions dans la cellule réceptrice via des protéines G particulières, qui appartiennent à une famille de protéines inhibitrices dites « Gi/Go » : elles inhibent la synthèse d’un autre messager intracellulaire, l’AMP cyclique. Il en résulte une diminution de l’activité électrique des neurones récepteurs.

Plus tard, dans les années 2000, les scientifiques ont identifié des molécules naturellement produites par l’organisme, appelées « ligands endogènes », qui se fixent sur les récepteurs cannabinoïdes à la manière du THC. Il s’agit de deux petits corps gras nommés « endocannabinoïdes » : l’anandamide – nom issu du sanskrit ananda signifiant « béatitude » – encore appelé N-arachidonoyl-éthanolamide (AEA), et le 2-arachidonoyl-glycérol (ou 2-AG). Mais l’affinité de ces endocannabinoïdes naturels pour les récepteurs cannabinoïdes est 100 fois plus faible que celle du THC, ce qui suggère que ce dernier s’y lie beaucoup plus facilement et a donc des effets plus puissants sur les neurones récepteurs.

Toutefois, c’est grâce à la découverte de ces ligands naturels des récepteurs cannabinoïdes que l’on a réussi à cartographier dans l’organisme les régions contenant ces récepteurs, donc les structures dont l’activité est susceptible d’être modifiée par le THC…
Du « cannabis » endogène et naturel

Les endocannabinoïdes ne sont pas des neurotransmetteurs classiques. En se fixant sur leurs récepteurs, ils modifient l’activité du neurone récepteur, mais ils ne sont pas emmagasinés dans des vésicules de stockage à proximité des synapses, comme le sont la plupart des neurotransmetteurs en attendant d’être sécrétés. Les endocannabinoïdes sont fabriqués localement, « à la demande », après un stimulus douloureux par exemple, à partir des lipides membranaires des neurones postsynaptiques excités ; cette synthèse est très rapide, de sorte qu’ils sont libérés aussitôt dans le voisinage de ces neurones, ne diffusant qu’à très courte distance de leur lieu de fabrication dans les liquides extracellulaires. Ils ont donc un effet local.

De plus, la concentration d’anandamide près des synapses dépend de l’activité d’un système de recapture nommé « FLAT » (FAAH-like anandamide transporter), capable de jouer le rôle de transporteur pour la réintroduction de l’anandamide dans les neurones. Cela explique les variations importantes de concentration d’anandamide et donc de ses actions, selon les situations et les tissus observés.

Enfin, l’anandamide et le 2-AG ne sont pas des neurotransmetteurs conventionnels dans la mesure où ils « nagent à contrecourant » dans les synapses : alors que les neurotransmetteurs classiques sont libérés à l’extrémité des neurones situés en amont des synapses (les neurones présynaptiques) et se fixent à la surface des neurones situés en aval (les neurones postsynaptiques), l’anandamide et le 2-AG remontent des neurones postsynaptiques vers les présynaptiques, se fixant sur ces derniers. Ce mouvement rétrograde leur permet de bloquer, de manière transitoire ou permanente, mais toujours de façon locale, la libération des autres neurotransmetteurs par ces neurones présynaptiques…
Le circuit de la douleur

Grâce à ces endocannabinoïdes, on a réussi à établir une cartographie de leurs récepteurs et ainsi montré que les sites d’action des cannabinoïdes, que ce soit le THC ou les endogènes, coïncident bien avec les récepteurs. Ces derniers sont notamment présents dans de nombreuses régions du cerveau et de la moelle épinière intervenant dans la douleur et son contrôle : corne dorsale de la moelle épinière – où se trouvent les terminaisons des fibres nociceptives en provenance de tout l’organisme –, substance grise périaqueducale, noyaux du raphé, noyaux centromédians du thalamus.

En outre, le récepteur CB1 est un des récepteurs couplés aux protéines G les plus abondants du cerveau et sa localisation permet de comprendre les effets du THC : il est exprimé en grande quantité dans le cortex cérébral, d’où les effets psychotropes du cannabis ; dans le système limbique, principalement l’amygdale et l’hippocampe, avec des conséquences sur la gestion des émotions et la détérioration de la mémoire ; dans l’hypothalamus, d’où une modulation du comportement alimentaire et une stimulation de l’appétit ; dans les ganglions de la base, ce qui explique les troubles des mouvements ; dans le tronc cérébral, ce qui entraîne une diminution de la douleur et des nausées, et empêche les vomissements ; enfin, dans la moelle épinière, exerçant un effet antidouleur.

Plusieurs études expérimentales conduites chez les animaux confirment que les cannabinoïdes se fixant sur le récepteur CB1, qu’ils soient endogènes ou exogènes, interviennent bien dans la modulation de la douleur comme antalgiques, en particulier au niveau de la moelle épinière. Par exemple, l’injection de ces molécules dans le tronc cérébral de rats diminue les sensations douloureuses via l’activation des récepteurs CB1 ; et on a localisé ces derniers dans les terminaisons des fibres nociceptives situées dans la corne dorsale de la moelle épinière, qui communiquent avec les neurones qui transmettent l’information douloureuse vers le cerveau. De plus, on a montré que l’anandamide inhibe également la libération d’un neuromodulateur associé à la transmission des informations douloureuses dans la corne dorsale de rats. Dès lors, on pense que l’activation du récepteur CB1 présynaptique par l’anandamide, synthétisé et libéré par l’activation des neurones nociceptifs spinaux postsynaptiques, inhibe, par un mécanisme rétrograde, la neurosécrétion des messagers chimiques à l’origine de la transmission de l’information douloureuse.

Le cannabis, un allié de la morphine !
Curieusement, la distribution des récepteurs CB1 est très similaire à celle des récepteurs opioïdes dans le système nerveux central. D’où de possibles interactions opioïdes-cannabinoïdes dans la modulation de leurs effets physiologiques. Par exemple, certaines études, encore controversées, en ont mis en évidence dans les processus de récompense et d’addiction. Mais c’est surtout dans le circuit de la douleur que ces interactions existent. En effet, les deux familles de molécules, cannabinoïdes et opioïdes, ont une activité antalgique via leur liaison à un récepteur couplé à des protéines G inhibitrices, ce qui bloque, « doublement » pour ainsi dire, la libération des neurotransmetteurs des fibres nociceptives dans la corne dorsale de la moelle épinière.

Ainsi, des études déjà assez anciennes ont montré, chez les rats, que les effets antidouleurs de la morphine, un opioïde exogène, sont exacerbés par des extraits bruts de cannabis, de même que par l’ajout de THC. Des travaux plus récents ont confirmé ce résultat : l’injection, dans les ventricules cérébraux de souris, de différents cannabinoïdes amplifie l’effet antalgique de la morphine.

Comment ? On sait désormais que le THC augmente également la libération d’enképhalines (des opioïdes endogènes). En effet, les bloquants des récepteurs opioïdes, auxquels se lient les enképhalines, diminuent l’analgésie produite par le THC. En d’autres termes, l’effet antidouleur du THC passe par la sécrétion d’enképhalines. Ainsi, il est envisageable de prescrire des cannabinoïdes à de faibles doses, dépourvues d’effets secondaires, qui augmenteraient l’action des opioïdes utilisés classiquement en médecine, comme la morphine, ce qui permettrait d’éviter « l’escalade des opioïdes » consécutive aux problèmes de tolérance (le fait qu’il faut consommer davantage de morphine pour obtenir des effets antidouleurs équivalents).
Moins de douleur, moins de dépendance

En d’autres termes, la morphine serait plus efficace, de surcroît à plus faible dose, si on l’associait à des cannabinoïdes, eux aussi prescrits en faible quantité. Mais cette pratique, si elle se développe, devra toutefois prendre en compte les populations à risque que représentent notamment les consommateurs réguliers de cannabis, susceptibles d’être pris en charge pour le traitement de douleurs. En effet, du fait de la synergie entre les deux systèmes, opioïde et cannabinoïde, il est nécessaire de leur prescrire des doses plus élevées de morphine pour obtenir un effet antalgique, leurs récepteurs cannabinoïdes étant saturés, voire désensibilisés.

Autre avantage de ce couplage : les systèmes cannabinoïdes et opioïdes jouent également un rôle dans la régulation de l’humeur, les processus de récompense et le développement des addictions. En effet, les deux familles de récepteurs sont aussi exprimées dans tout le circuit cérébral de la récompense qui met notamment en jeu la dopamine, le neurotransmetteur souvent associé au plaisir et aux addictions. Mais l’on ne sait pas encore très bien comment les cannabinoïdes et opioïdes modulent ce circuit de la récompense. Une meilleure compréhension des interactions entre ces deux systèmes devrait permettre de développer de nouvelles stratégies pour le traitement des patients dépendants à diverses substances.

Qu’en est-il du récepteur CB2 ? Il a été initialement décrit comme un récepteur périphérique, exprimé par les cellules du système immunitaire, notamment les macrophages et les mastocytes, dans lesquelles on trouve tout de même des récepteurs CB1. Mais pour les défenses immunitaires, ce serait le CB2 qui jouerait un rôle important : au cours de l’inflammation, des cannabinoïdes endogènes, différents des deux décrits précédemment, sont libérés dans les tissus « enflammés » et réduisent l’hyperalgésie inflammatoire en diminuant l’activation des mastocytes et la libération des médiateurs de l’inflammation (comme la sérotonine et l’histamine).
Le THC est aussi un anti-inflammatoire

De même pour le THC. Des études scientifiques ont montré que le cannabis jouerait aussi un rôle anti-inflammatoire par son action sur le système immunitaire, via les récepteurs CB2, ce qui représenterait un intérêt clinique important si ces résultats venaient à être confirmés. En particulier, les activités anti-inflammatoires potentielles des cannabinoïdes, associées au fait que ces molécules inhibent aussi la motilité et la sécrétion intestinales, suggèrent leur utilisation dans le traitement des maladies inflammatoires chroniques du tube digestif, comme la maladie de Crohn ou les colites ulcératives.

Par ailleurs, des travaux récents ont mis en évidence une expression faible mais significative du récepteur CB2 dans certaines structures cérébrales, comme le striatum, l’hippocampe, le thalamus et l’aire tegmentale ventrale. Peu de données sont disponibles concernant la possibilité d’une fonction centrale des récepteurs CB2, mais certaines laissent envisager un rôle positif dans les addictions, en particulier dans les effets associés à la cocaïne, la nicotine et l’alcool (l’éthanol).

Enfin, une nouvelle voie de recherche s’est ouverte récemment avec la découverte que les endocannabinoïdes, comme l’anandamide, se fixent sur d’autres types de récepteurs, nommés PPARs (peroxisome proliferator activated receptors), dont la principale fonction est de stimuler la différenciation cellulaire et le métabolisme lipidique. Par ce biais, l’anandamide intervient à nouveau dans l’inflammation, mais il participerait aussi à la neuroprotection (dans la maladie d’Alzheimer, la sclérose en plaques, l’épilepsie…) et améliorerait la mémorisation, par des mécanismes de plasticité cérébrale, dans lesquels de nouveaux neurones ou de nouvelles connexions neuronales apparaissent.

Les multiples études effectuées avec le cannabis et ses dérivés ne mettent pas toujours en évidence des effets puissants, quel que soit le symptôme étudié, en particulier la douleur, mais plaident fortement en faveur de leur utilisation, car ils améliorent réellement l’état général des patients, leur qualité de vie et leur bien-être, pour diverses pathologies : les douleurs chroniques en premier lieu et divers syndromes chroniques, comme les cancers, les épilepsies, le sida et la sclérose en plaques. Avec le lancement de l’expérimentation française, d’ici quelques mois, nous aurons des retours sur l’utilisation du cannabis thérapeutique dans ces différentes maladies, et nous le validerons, certainement, comme traitement, au moins antidouleur.

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